Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, Prix 2020

(Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini © Hannah Assouline)

Le XXPrix Italiques a été décerné à Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, pour leur ouvrage Machiavel, une vie en guerres, Paris, Passés Composés, 2020, 614 pages.

Le jury était composé de Dominique Budor, Carole Cavallera, Juliette Chemillier, Benedetta Craveri, Jean Gili, Yves Hersant, Marc Lazar, Jean Musitelli, Carlo Ossola, Maurizio Serra, Alberto Toscano.

Jean-Louis Fournel, professeur à l’université Paris-8 Vincennes/Saint-Denis, et Jean-Claude Zancarini, professeur des universités émérite à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon, ont publié de nombreux travaux sur l’histoire de la pensée politique italienne de l’Ancien Régime, en particulier Les Guerres d’Italie. Les batailles pour l’Europe (1494-1559), La Politique de l’expérience et La Grammaire de la République. Ils ont aussi proposé plusieurs éditions françaises commentées des œuvres de Savonarole, Machiavel et Guicciardini.


Entretien avec Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini à propos de leur ouvrage Machiavel. Une vie en guerres (Paris, Passés composés, 2020)

Cette somme biographique de 600 pages que vous publiez sur Machiavel est l’aboutissement d’une longue fréquentation, on pourrait même dire d’un long compagnonnage avec le grand Florentin. Pouvez-vous nous dire ce qui motive la permanence de votre intérêt pour cet auteur ?
Voilà des années que nous travaillons sur les guerres d’Italie. Elles se déroulent à partir de 1494 et se terminent définitivement en 1559 par le traité du Cateau-Cambrésis  mais, sur le terrain italien, elles sont en gros réglées en 1530, quand le couronnement de Charles Quint à Bologne par le pape entérine la victoire des Espagnols et sur les Français.  Nous étudions leurs effets sur la pensée politique, notamment à Florence et, c’est la raison pour laquelle nous avons traduit des textes d’acteurs politiques de ce moment historique particulier, de Savonarole à Francesco Guicciardini et à Machiavel. Nous avons eu l’occasion de voir à quel point ce moment pendant lequel l’Italie était devenue l’enjeu de l’expansion des grandes monarchies européennes avait marqué les contemporains. Machiavel est un de ceux-là. Nous avons donc voulu montrer quels liens ses textes entretiennent avec son expérience personnelle de secrétaire de la seconde chancellerie de Florence et comment, sans cette expérience, la nature et la forme de son écriture sont impossibles à comprendre. C’est d’ailleurs bien ce qu’il écrit en toutes lettres dans la lettre de dédicace du Prince quand il souligne que tout ce qu’il sait il l’a appris « par la continuelle lecture des choses antiques et la longue expérience des choses modernes » : on y voit une de ces belles formules dont il a le secret et on ne la relie pas toujours à sa pratique personnelle, à ce que fut son expérience et d’abord son expérience de la guerre permanente. C’est ce double parcours, dans ses dimensions intellectuelles et pratiques, que nous voulons décrire et faire comprendre.

Où en sont aujourd’hui gli studi machiavelliani ?
Nous avons voulu prendre en compte l’état actuel des connaissances, notamment la véritable somme que constitue  l’Enciclopedia Machiavelli dirigée par Gennaro Sasso et Giorgio Inglese (Treccani, 2014) et la publication, au début des années 2000, des sept volumes de lettres publiques, cela dans le cadre de l’« Édition nationale » des œuvres du Florentin (Salerno editore, sous la direction de Jean-Jacques Marchand). Bref, après trente ans de travaux adressés aux autres spécialistes de Machiavel, il nous a semblé possible d’écrire cette œuvre-vie, accessible au plus grand nombre !

Quelles sont les grandes étapes de cette œuvre-vie qui se déroule toute entière sous le signe des guerres qui déchirent l’Italie?
Nous distinguons quatre moments clés, qui donnent sa structure à notre ouvrage :

  • Le rôle de Machiavel comme Secrétaire public – et c’est probablement un des points sur lesquels notre travail apporte le plus de nouveauté en tout cas dans les publications en langue française (1498-1512) ;
  • la mise à l’écart et la constitution de soi comme auteur, comme conseiller et comme inspirateur des jeunes républicains des Orti oricellari (1512-1520), ces jardins de la famille Rucellai où se réunissaient les jeunes républicains : c’est le moment où il écrit Le Prince et les Discours sur la première décade de Tite-Live;
  • le retour sinon aux affaires du moins à une relation avec les Médicis et l’adaptation de la tension républicaine et des désirs de réforme à la réalité du pouvoir médicéen (1520-1525) ; c’est alors qu’il rédige l’Art de la Guerre, le Discursus florentinarum rerum et les Histoires florentines ;
  • le dernier combat pour la liberté de l’Italie et la sauvegarde de l’Etat florentin – et c’est un autre des points essentiels sur lequel notre récit insiste plus qu’on ne le fait d’ordinaire (1525-1527) : on le suit alors pas à pas dans sa dernière aventure politico-militaire, jusqu’à la catastrophe du sac de Rome.

Ainsi, vous suivez Machiavel pas à pas, dans la succession des fonctions qu’il occupe au service de l’Etat florentin et des missions diplomatiques qu’il remplit.
Oui, nous le suivons d’abord au fil des lettres, publiques et privées, celles qu’il écrit depuis Florence ou lorsqu’il est en mission pour la République, mais aussi celles qu’il écrit à ses proches. Mais nous le suivons aussi bien sûr au fil des textes littéraires, politiques et historiques qui, pour la plupart, sont rédigés après 1512, date du retour des Médicis à Florence. À ce moment-là, Machiavel est révoqué et il lui faudra des années, non pour revenir aux affaires, mais pour pouvoir à nouveau être employé par les Médicis, qui lui confieront la rédaction des Histoires florentines. En tout cas, pendant ces quinze ans comme secrétaire à la chancellerie, de 1494 à 1512, il n’a « ni dormi ni joué » comme il l’écrit à son ami Francesco Vettori dans une lettre  du 10 décembre 1513 où il lui annonce qu’il a écrit « un opuscule sur les principats », c’est-à-dire Le Prince. Et nous le suivons ainsi dans ses lettres diplomatiques, envoyées lors de ses missions successives auprès du roi de France, des papes, de César Borgia, de l’empereur Maximilien ou de différents princes italiens. Il donne parfois à la Seigneurie florentine des informations qui deviennent des avis voire des conseils, au risque de dépasser ses prérogatives. Nous n’en prendrons qu’un seul exemple : son correspondant à la chancellerie et ami Biagio Buonaccorsi ne manque pas de l’avertir « vous faites une conclusion trop vigoureuse –troppo gagliarda » ! parce qu’il a exprimé la conviction, que Borgia l’emportera contre ses ennemis : on est en 1502 et les anciens alliés de Borgia (les Vitelli, les Orsini)  se sont ligués contre lui.

Au fil de ses missions, on découvre un Machiavel homme d’action, habité par le souci concret de la chose publique.
En effet, Machiavel ne se satisfait pas des observations faites au cours de ses légations. Il met aussi « la main à la pâte », ainsi lorsqu’il convainc le gonfalonier à vie Piero Soderini de la nécessité de mettre en place à partir de 1505 l’ordinanza, une petite armée de conscription formée des paysans du contado florentin, dans la droite ligne des remarques et analyses qu’il avait pu transmettre durant ses missions. Et on le suit alors qu’il lève les troupes, les arme, les fait diriger et entraîner… Et il est tellement persuadé de la nécessité de ces « armes propres » qu’à l’été 1525 il parvient à persuader le pape Clément Médicis VII qu’il faudrait former une milice romagnole au service de l’Eglise… Mais il est trop tard pour mener à bien cette tentative…

On mesure là toute l’originalité de la méthode de Machiavel : sa réflexion n’est pas le fruit de la pure spéculation, elle naît de l’expérience vécue, concrète, de l’affrontement permanent à la réalité de son temps.
Ce qui nous intéressait c’était bien de montrer que de ces expériences et de ces réflexions naissaient une série de convictions qui allaient baliser les « grands textes » écrits après son éviction de la chancellerie et qu’il n’aurait peut-être pas écrits s’il n’avait « perdu son emploi » ! Il s’agissait       donc, pour nous,  de faire entendre sa voix, de redonner vie aux mots qu’ il emploie, au-delà des lectures attendues, afin de faire une histoire de cette « vie en guerres ». La « vie des mots » nous permet de raconter un pan important de l’existence de Machiavel en le faisant réentendre : les citations ne sont pas une illustration extérieure, elles en sont l’incarnation de sa pensée, l’expression de son expérience singulière de savoir et de pratique politiques. La vie des mots, donc, prise au sérieux, déployée dans ce que nous nommons « philologie politique », ouvre un chemin pour retrouver l’histoire d’un homme et saisir l’historicité de ses propositions, pour mieux identifier les enjeux de son parcours et ceux de son temps.. L’attention à la lettre et à la vie bousculée des mots sert la compréhension des enjeux politiques de ce moment historique déterminé. Il s’agit bien de rendre Machiavel à l’histoire en refusant de l’arracher à son temps, en le lisant « en situation ».

En ce sens, votre travail renouvelle la lecture de Machiavel par rapport aux interprétations paresseuses ou biaisées qui réduisent sa pensée politique au così detto « machiavélisme ».
Nous voulions entre autres régler enfin son compte (mais nous savons bien que cela n’y suffira pas !) à une vieille lecture « moraliste » d’un Machiavel conseiller des tyrans, inventeur de la thèse selon laquelle « la fin justifie les moyens », conseillant l’emploi de la force et de la ruse : le Machiavel d’Assassin’screed (!) ou celui qui apparaît dans le portrait de Tito de Santi, avec son sourire sardonique et son air retors! Sans doute ne suffit-il pas de dire que Tito di Santi est né en 1536, neuf ans après la mort de Machiavel et il n’y a aucun portrait de Machiavel de son vivant… et que le mot « machiavélisme » est né au moment des guerres civiles de religion en France (dans la deuxième moitié du XVIe siècle) : un livre de 1576 « contre Nicolas Machiavel Florentin » a répandu la thèse selon laquelle les idées du Florentin étaient la cause du massacre des protestants lors de la Saint-Barthélemy le 24 août 1572. Cette thèse, qui fait de Machiavel un homme « sans conscience », est encore répandue de nos jours chez ceux qui ne l’ont pas lu, ou qui n’ont lu que quelques chapitres du Prince (les chapitres XV à XVIII) sans savoir qu’on n’étudie pas une pensée avec quelques citations mais en s’attachant à saisir il ritmo del pensiero in isviluppo (le rythme de la pensée en développement, le rythme de la pensée telle qu’elle se déploie » : Antonio Gramsci, Quaderni del carcere, 16, 2). C’est ce rythme de la pensée – celle d’une “œuvre-vie” qui prend sens  au fil des lettres et des textes – que nous avons voulu reconstituer dans notre biographie, en la resituant dans une conjoncture déterminée – dans « une qualité des temps », selon l’expression de Machiavel.

Qu’entendait Machiavel par « qualité des temps » ? Et quel était son rapport à l’histoire en train de se faire sous ses yeux ?
La citation par laquelle nous avons ouvert notre livre permet de comprendre ce qu’est la « qualité des temps » qui courent, marquée par une guerre permanente: « Du plus loin que je me souvienne, soit on a fait la guerre, soit on en a parlé ; maintenant on en parle, d’ici peu on la fera et, quand elle sera finie, on en parlera de nouveau, si bien qu’il ne sera jamais temps de rien penser ». Ces mots, Machiavel les écrit le 3 janvier 1526, à la fin d’une lettre à son compatriote et ami Francesco Guicciardini : il y constate à la fois la prégnance de l’état de guerre – cette conjoncture où tout est déterminé par la guerre – et l’articulation nécessaire entre les mots de la guerre (comment on en parle), la réflexion sur la guerre (comment on la pense) et les actions de guerre (comment on la fait). Dans la « qualité des temps » que fait naître la guerre, l’État risque de disparaître et la République de mourir et, de ce fait, les enjeux de la réflexion et de l’écriture politique obligent à bousculer les héritages et les prescriptions habituelles. Voilà l’origine des énoncés qui ont tant fait discuter les lecteurs de Machiavel depuis cinq siècles  : le gouvernement ayant pour mission première d’assurer la survie de la République, il peut y avoir des « cruautés » bien employées, des secrets et des dissimulations légitimes, des « remèdes » douloureux, des réactions adaptées à l’état d’urgence, des religions civiles nécessaires à la communauté ou un recours justifié à des hommes vertueux seuls susceptibles de bousculer la fortune et de maîtriser les temps « extraordinaires ».

Peut-on dire que vous considérez que, malgré la rigueur des temps, Machiavel gardait confiance dans la possibilité d’agir pour le bien commun, dans la capacité de la virtù à triompher des aléas de la fortuna ?
Ces “ruptures” que pointe Machiavel vont de pair avec une éthique de l’action, qu’il formule dans les Discours (livre II, disc. xxix) en incitant ceux qui le lisent à « ne jamais s’abandonner car, puisqu’ils ne connaissent pas la fin [de la fortune], et que celle-ci procède par des chemins de traverse et des voies inconnues, ils doivent toujours espérer. » Il ne s’agit pas là, contrairement à ce qui a pu être dit, de détacher la politique et le gouvernement de la morale mais de tenir tout le compte nécessaire de la situation et des rapports de force, ce que lui-même nomme « la qualité des temps », et d’énoncer une éthique de l’action et un devoir d’espérance (et on voit bien à quel point cette position éthique se différencie de ce que l’on nomme machiavélisme !). Évidemment, le risque de l’échec est présent dans cette éthique de l’agir politique… Machiavel l’avait d’ailleurs envisagé avec lucidité dans l’avant-propos du livre II des Discours, en écrivant que l’offizio di uomo buono (le devoir, mais aussi l’office, la fonction, d’un homme bon) consistait à faire connaître à d’autres « ce bien que la malignité des temps et de la fortune t’ont empêché de mettre en œuvre » afin qu’un jour « l’un de ceux-là, plus aimé par le Ciel, puisse le mettre en œuvre ». Cette image de Machiavel en « homme bon » n’est paradoxale qu’en apparence !

Au regard de la « qualité des temps » que nous vivons, on est tentés de conclure que cette pensée est d’une brûlante actualité…
Certainement, car, parmi les connaissances que cet « homme bon » nous lègue, il y a une recommandation qu’il serait bon d’avoir en tête au moment où certains parlent de faits alternatifs, de post-vérité et de complots cachés qui expliqueraient comment va le monde. C’est une phrase du chapitre XV du Prince, qui peut se passer de commentaires : « Mais puisque mon intention est d’écrire chose utile à qui l’entend, il m’est apparu plus convenable de suivre la vérité effective de la chose que l’image qu’on en a. » Suivre la vérité effective, celle des faits et de leurs effets. Voilà un précieux viatique pour qui entend se situer dans le monde ! Et c’est là sans doute la première des raisons pour lesquelles il y avait quelque sens à écrire une nouvelle biographie du Secrétaire florentin.

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